Le tigre a la peau dure
Aussi loin que sa mémoire remontait, Élisabeth connaissait, exposé dans le salon de ses parents, ce tigre de porcelaine reluisant de propreté. Pour elle, il était l’objet qui permettait de tester si le ménage avait été bien fait dans la maison. Elle voyait souvent sa mère passer l’index sur le dos de l’animal et scruter son doigt, tout de suite après, minutieusement, pour s’assurer qu’elle ne pouvait y voir aucun grain de poussière. S’il n’était pas immaculé après avoir caressé l’animal, les remontrances au fidèle serviteur Lhomme ne se faisaient pas attendre :
– Lhomme, tu n’as pas fait ton travail aujourd’hui. Vois la poussière sur mon tigre, lui reprochait-elle d’un air dégouté.
Il n’était d’ailleurs pas rare de capter les regards expressifs que lançait Lhomme vers cet animal traitre, dénonçant souvent les jours où il avait été un peu négligent.
Comme dans toutes les maisons, le salon, chez Élisabeth, n’était pas l’endroit désigné pour jouer. Mais, un jour de pluie et d’ennui, Élisabeth et ses sœurs avaient eu l’idée de s’y distraire avec un ballon, en prenant la précaution de faire bien attention à ne rien casser. Pas de passes rapides, un jeu tranquille. Malgré tout, ce qui devait arriver arriva. Le ballon ne tarda pas à frapper le tigre qui se brisa en mille morceaux.
Quelle panique ! Chacun rendit l’autre responsable. D’où était venue cette idée saugrenue de jouer au ballon dans le salon ? Chacun dit s’être laissé entrainer par l’autre. Et personne ne voulut prendre la responsabilité d’annoncer la nouvelle du tigre disparu. On en voulut à ce stupide bibelot qui aurait pu tomber sans se casser, ce qui aurait pu constituer une mise en garde. Ou alors, il aurait pu ne se briser qu’en deux morceaux qu’on aurait juxtaposés… Ainsi, on aurait pu faire semblant de ne pas comprendre ce qui arrivait le jour où les parents auraient remarqué que ce tigre n’était plus en une seule pièce.
La première chose à faire était donc de prendre un balai pour faire disparaître tous ces éclats projetés au sol, corps du délit… Cela ferait gagner du temps… On déciderait après si on attendrait que l’on remarque la disparition de l’animal ou s’il était plus intelligent de révéler le malheur qui était arrivé. Mais c’était le jour de malchance de ces filles ! Leur maman arriva au salon pendant l’opération et les tractations :
– Ah, vous avez cassé quelque chose ? dit-elle
Ce fut la panique. Tous les cœurs se mirent à battre plus vite.
– Avez-vous toutes des chaussures aux pieds ? Il ne faudrait pas vous blesser.
Elle n’avait pas encore compris… Sa colère n’en sera que plus grande quand elle réalisera ce qui s’est passé, pensaient les filles.
– Tiens, c’est le tigre qui s’est cassé ! dit alors la maman, en éclatant de rire.
Les trois filles ne comprirent pas. « Pi ta Pi tris » (1) se dirent-elles.
– Il a la peau dure, continue leur maman. Quand votre père et moi l’avons reçu, il y a seize ans, comme cadeau de mariage, votre père l’a détesté. Je ne l’aimais pas tellement, mais j’ai tenu à l’exposer par amour pour cette vieille dame qui me l’avait offert. Votre père a alors déclaré : « ce tigre, celui qui se chargera de sa mort sera récompensé ». Depuis lors, ce tigre nous a bien fait rire, votre père et moi. Cela nous amuse de penser qu’il nous survivra peut-être. Il a la peau dure. Ce soir, au retour de votre père, je lui annoncerai la mort du tigre. Peut-être que plus tard, vous aurez droit à un cornet de crème à la glace « Au Bec Fin » (2) !
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(1) Pi pa pi tris : dicton créole se traduit littéralement : plus tard, plus triste. Renvoyer à plus tard peut amener plus de tristesse, vu que l’on ne sait pas de quoi demain est fait.
(2) Au Bec Fin : café placé à la Rue des Miracles, à Port-au-Prince où l’on servait le soir, dans les années 70-80, de la crème à la glace aux clients qui restaient assis dans leur voiture.