En Haïti, tout citoyen ayant un minimum de standing est sollicité de toutes parts et pour toutes sortes de dépenses à l’époque de la rentrée scolaire. Chacun, y compris la généreuse âme que l’on implore, doit payer des frais d’inscription ou de réinscription scolaire, l’achat de tissus d’uniforme et le coût de confection de ces derniers, le matériel scolaire, les livres d’école, les chaussures, l’écolage, le transport… La liste ne s’arrête pas. Les besoins sont tous réels et pressants.
Pour les nombreux Haïtiens qui, comme Élisabeth, pensent que l’avenir est dans l’éducation, les mois de septembre et d’octobre sont des mois de grand stress et de gymnastique financière. Les consciences sont très agitées. Le débat intérieur est intense : « Achèterai-je, avec l’argent que j’ai gagné à la sueur de mon front, une robe de plus pour une armoire déjà remplie ou allouerai-je ce montant aux frais de réinscription d’un enfant ?» Les commerces non liés aux besoins scolaires fonctionnent alors au ralenti, car le grand cadeau d’une année supplémentaire de scolarité prend, dans la majorité des cas, le dessus sur un besoin que l’on juge fantaisiste durant cette période de l’année. Même les services que l’on penserait prioritaires, comme les soins de santé, sont relégués au second plan.
Pour tenter de se libérer de la tension que l’on vit à ces moments-là, en famille, entre amis ou dans les salons, on se raconte les anecdotes vécues. Par exemple, à l’anniversaire d’une amie, Élisabeth avait distrait la galerie avec ses histoires. Elle s’était plainte de la manière dont un samedi matin, elle avait été réveillée par un coup de fil matinal : six heures quinze du matin ! Tout le monde savait que le samedi était le seul jour de la semaine où elle pouvait traîner un peu plus tard dans son lit, n’ayant pas à aller au travail ou à la messe dominicale. Elle se réjouissait de ne pas avoir, comme son mari, une horloge biologique qui le faisait sortir du lit, quel que soit le jour ou l’occasion, à cinq heures quarante-cinq du matin. Pour se réveiller, elle avait besoin d’un réveil qu’elle s’assurait de sortir de la chambre les samedis, car il lui était arrivé une fois d’oublier de le désactiver en week-end, ce qui l’avait fort embêtée. Un téléphone qui sonne aussi tôt le samedi matin me donne des émotions. Quand, à l’autre bout de l’appareil, – on ne peut plus maintenant dire à l’autre bout du fil –, Dieuseul s’est identifié, elle a tout de suite été fâchée.
– Dieuseul, vois-tu l’heure qu’il est ? lui dit-elle d’une voix maussade.
Et la réponse, toute fière et bête de Dieuseul, l’avait exaspérée.
– Oui, Madame Élisabeth. Tu vois, j’ai attendu le week-end pour t’appeler et être sûr de te trouver sans te déranger. Je sais qu’en semaine tu travailles tellement.
Élisabeth avait raccroché en disant de la rappeler plus tard. Elle avait, de ce fait, passé une mauvaise journée. Sortie tôt de son lit, elle avait pris un café pour avoir l’esprit plus clair. Après le petit déjeuner, c’était elle qui avait rappelé Dieuseul.
Celui-ci avait travaillé avec elle pendant des années, mais l’avait laissée pour se faire engager dans une compagnie de sécurité où, disait-il, le salaire était plus alléchant. La réalité était que le statut était plus prestigieux, et l’uniforme si attirant ! Élisabeth n’avait pas été dupe. Mais peut-on reprocher à un être humain d’avoir des ambitions ? La compagnie n’avait, hélas, pas tardé à opérer une compression du personnel, et Dieuseul s’était retrouvé sans travail. C’aurait été une déchéance de recommencer à travailler pour Élisabeth. Mais il fallait aussi qu’il survive. Il avait donc fait le choix de devenir discrètement un protégé d’Élisabeth. Son orgueil en était blessé, mais, au regard de la société, la situation était plus honorable.
Autre anecdote ! Hier matin, en sortant de chez elle à six heures quarante-cinq pour se rendre au travail, elle avait remarqué la présence de Mario devant sa barrière. Ne voulant pas perdre de temps, elle l’avait alors invité à monter dans sa voiture. Sitôt installé, Mario était allé droit au but : il lui avait présenté les factures des écoles de ses trois enfants en demandant ce qu’elle pouvait faire pour lui. Élisabeth habitait maintenant Laboule, et son lieu de travail était situé au bas de Delmas, ce que Mario n’ignorait pas. En chemin, elle n’avait pas eu à demander à Mario où le déposer. Mario avait tout programmé et avait exposé son plan : il descendrait de voiture devant le bureau d’Élisabeth d’où il prendrait une camionnette pour se rendre chez lui à Carrefour.
Comment Élisabeth avait connu Mario ? Il était ramasseur de balles sur le court utilisé pour les leçons de tennis de ses enfants. Elle avait supposé que cela ne lui rapportait pas grand-chose et lui faisait de temps à autre des petits cadeaux : un pourboire, des chaussures ou du linge dont son mari pouvait se passer. Cela avait dévoilé sa nature généreuse, et Mario l’avait adoptée. Dans la voiture, il expliqua comment ce serait pratique pour lui de recevoir l’aide le jour même, ce qui lui éviterait les dépenses d’une autre expédition jusqu’à Laboule.
Depuis deux ans, Élisabeth utilisait tous les jours le même sac à main pour se rendre au travail et celui-ci commençait à montrer des signes de fatigue. Elle avait cherché à le remplacer et avait finalement trouvé, d’une dame qui tenait un commerce en chambre, un sac dont le prix était à sa portée. Cette commerçante n’acceptait évidemment pas les paiements par carte de crédit et préférait éviter les chèques. Élisabeth avait pris le montant en espèces pour l’apporter au bureau où cette dame viendrait lui livrer le sac. Ceci devait se passer le jour où Mario était dans sa voiture avec des factures de scolarité pour trois enfants. Personne ne lui avait fait la remarque que son sac périclitait ; c’était peut-être elle seule qui l’avait noté. Quel homme chanceux que ce Mario qui s’adressait à elle le jour où elle avait du cash ! Après avoir garé sa voiture, elle lui tendit l’enveloppe qui contenait l’argent de l’acquisition qu’elle avait planifiée. Elle s’excusa de ce que le montant ne couvrirait les frais que pour un enfant, et Mario la remercia sans effusion. À quelle âme charitable devait-il maintenant s’adresser pour les deux autres ? Élisabeth avait suffisamment d’humour pour finir son histoire en riant de cette fâcheuse coïncidence. Une compagne de bureau, arrivée en même temps qu’elle, la félicita au sujet de son look toujours impeccable. Avec un sourire affectueux, lui dit qu’elle s’étonnait qu’une femme élégante comme elle ne changeât jamais de sac à main…
« Ce genre de bonnes actions amène quand même des satisfactions », continua Élisabeth. Un jeune homme du nom de Claudy pour qui j’ai payé l’écolage est maintenant étudiant en comptabilité d’une école de Port-au-Prince. Il s’exprime correctement et est très reconnaissant envers moi à qui il apporte une fois l’an un cadeau, le plus souvent des légumes du jardin de ses parents. Il a été outré de voir, au coin de chez moi, à Laboule, une pile d’immondices puantes. Élisabeth était très concernée par cette situation qui, parfois, la déprimait. « Ces ordures jetées partout sont la preuve de notre médiocrité », disait-elle tout le temps, surtout quand elle voyait une nuée de mouches les survoler ou que des odeurs désagréables s’en exhalaient. Elle disait souvent à son mari qu’on y remarquait certains déchets emballés dans des sacs poubelle, et c’était pour elle un mystère puisque les gens capables de se payer ce matériel pouvaient s’abonner à un service de ramassage de détritus. Les prix offerts sur le marché par les quelques esprits entrepreneuriaux qui avaient eu l’idée de monter des compagnies offrant ces services étaient jusqu’ici raisonnables. Pouvait-on blâmer le peuple de faire de tout espace vide un dépotoir quand l’État ne mettait pas à sa disposition des poubelles ou des bennes vidées régulièrement ? Claudy lui avait suggéré de placer un écriteau sur le mur devant lequel était toute cette souillure : « Pa jete fatra la a ». Il garantissait que c’était simple et que cela marcherait. On irait les jeter sans doute quelques mètres plus loin mais, au moins, Élisabeth serait soulagée.
Pas très convaincue de l’efficacité de la mesure, Élisabeth ne réagit pas. Mais la semaine d’après, Claudy s’amena chez elle avec une pancarte faite par un de ses amis, et il était prêt à la clouer sur le mur. Elle en fut touchée. Mais la tâche n’était pas aussi simple que cela. Claudy ne pouvait pas avoir accès au mur sans risque d’attraper une maladie, ayant à patauger inévitablement dans la pourriture pour y arriver. Elle encourut donc la dépense d’engager la compagnie privée qui ramassait les ordures chez elle pour une mission spéciale : vider et nettoyer ce coin. Tout de suite après cette opération de nettoyage, Claudy pouvait mettre sa pancarte. Pour montrer à Claudy qu’elle appréciait sa délicatesse, elle l’accompagna dans sa besogne. Pour ce faire, elle choisit de porter sa tenue de sport la plus ancienne ainsi que ses plus vieux tennis, se disant que s’ils étaient contaminés par de la saleté elle s’en débarrasserait, après, sans remords.
Élisabeth est donc debout à moins d’un mètre de Claudy, supervisant les travaux. Avec eux, Jean, son brave garçon de cour. Elle s’assure que la pancarte est droite. Jean tient les clous qu’il passe progressivement à Claudy. Élisabeth voit s’avancer une belle Toyota Land Cruiser, les quatre vitres montées, le climatiseur rafraîchissant sans doute l’atmosphère. La voiture ralentit et la portière arrière droite s’ouvre. Un homme en descend pour se diriger vers le coffre où il y a un sac poubelle. Élisabeth salue alors le conducteur qui n’est autre que Benjamin, un collègue de bureau de son mari. Celui-ci répond, tout gêné, et crie alors à son garçon : « Mais, Jeanjean, qu’est-ce que tu fais ? Je ne faisais que saluer madame. Partons, je suis pressé. »
Jeanjean remonte dans une voiture qui démarre à toute vitesse et Élisabeth comprend le stratagème. Elle est gagnée par le désespoir… « Éducation avant tout » est son moto… Mais où commencer avec l’éducation ?