Élisabeth a les larmes faciles, et cela lui a souvent joué des tours.
Longtemps officier d’une banque américaine établie en Haïti, elle a toujours apprécié son travail. Elle aimait dire qu’elle avait « le patriotisme de son emploi ». Elle avait d’excellentes relations avec ses collègues de bureau qui lui avaient affectueusement donné le surnom de Madame Baloney. L’histoire à l’origine de ce sobriquet faisait toujours sourire employés supérieurs et subalternes.
Un Américain de passage en Haïti rentre un jour à la banque avec l’arrogance d’un colon en pays conquis. Il veut obtenir immédiatement du cash en échange d’un de ses chèques tiré sur une banque américaine de New York. Le caissier auquel il s’adresse en premier temps lui explique que ce n’est pas possible. Il demande à voir son superviseur qui lui explique la même chose. Il se met alors à gueuler, affirmant qu’il est dans « sa » banque et que l’on refuse de le servir, qu’il s’assurera de porter plainte au plus haut niveau à la maison mère dès son retour aux États-Unis d’Amérique. Sa voix tonitruante laisse entendre aux employés et aux clients présents qu’il ne quitterait pas les lieux sans avoir obtenu satisfaction. Le superviseur, sentant que la situation devenait hors de contrôle, décide de se référer à un échelon supérieur de la hiérarchie. Il va expliquer le problème à Élisabeth qui demande d’amener ce monsieur à son bureau afin qu’elle lui explique pourquoi on ne pouvait pas l’aider. Accompagné du superviseur, cet « ayant droit » arrive comme une furie dans le carré d’Élisabeth et hurle comme si c’était la seule façon de se faire entendre :
– Je suis un Américain, client de cette banque aux États-Unis d’Amérique. Je suis muni de mon chéquier plein de chèques tirés sur une branche de cette même banque à New York. Je visite Haïti pour quinze jours et je suis à court d’argent. Il me faut du cash tout de suite. Votre caissier et son superviseur se permettent de me dire que cela n’est pas possible.
– Asseyez-vous donc, monsieur. Je me présente, Élisabeth Bastion, responsable du service à la clientèle. Puis-je vous offrir quelque chose à boire ?
Le client, méprisant, refuse d’un geste impatient, mais prend quand même le temps de s’asseoir. Élisabeth lui explique pourquoi on n’est pas capable de lui changer son chèque tout de suite. Elle lui dit qu’on peut cependant l’envoyer à l’encaissement, moyennant qu’il paie les frais de courrier et toute commission chargée par la succursale étrangère. On le préviendra par téléphone quand les fonds arriveront, et il viendra les chercher.
Ce monsieur, visiblement agacé, prend la peine d’écouter puis rétorque :
– Vous voulez dire, dit-il, que vous êtes un officier de banque et que vous n’avez pas l’autorité de me changer un chèque d’un millier de dollars américains ! Vous pouvez le faire mais vous ne voulez pas le faire pour moi.
Le ton de ce monsieur, qui s’était calmé, recommence à monter.
Élisabeth lui répond avec le calme du professionnel bien formé et sûr de lui :
– Non, je ne peux pas le faire pour vous.
Agacé et se sentant vaincu, ce monsieur se lève, met les deux mains sur le bureau d’Élisabeth, se penche vers elle et crie :
– Baloney !
Il tourne les talons et s’apprête à partir. Élisabeth n’ayant pas compris si ce monsieur voulait s’adresser à un monsieur Baloney, qu’elle ne connaît pas, s’enquiert poliment :
– Excusez-moi, monsieur, vous avez dit monsieur Baloney ? Je ne le connais pas. Qui est monsieur Baloney ?
Ce monsieur devient rouge de colère et crie en claquant la porte :
– Baloney is one step nicer than bullshit.
La lumière se fait pour Élisabeth qui éclate de rire. Ce monsieur vient d’ajouter un mot à son vocabulaire anglais : baloney.
Sa question à cet être impatient n’avait rien de sarcastique. Son intention n’était pas de se montrer impertinente, mais sa gentillesse et sa candeur ont indigné et chassé ce monsieur dont le comportement devenait intolérable. Les employés ont adoré l’histoire, et Élisabeth est devenue pour eux Madame Baloney.
C’était intéressant de travailler à la banque, de servir et d’observer toutes sortes de clients :
– ceux à qui l’argent donnait une attitude arrogante ;
– ceux qui étaient d’une amabilité exagérée comme s’ils voulaient s’excuser auprès de cet employé de banque qui les servait d’avoir plus d’actifs qu’il n’en aura jamais ;
– ceux qui attendaient un service tapis rouge pensant que le peu d’argent qu’ils avaient à la banque leur donnait droit à des courbettes ;
– ceux ayant un complexe d’infériorité par rapport aux autres clients, ou même par rapport au clerc qui les servait, et qui se faisaient tout petits ;
– ceux qui avaient la grosse tête et étaient offusqués que l’on ne les reconnaisse pas, leur demandant une pièce d’identité et non un autographe.
– ceux dont la bonne éducation, les bonnes manières et le respect des autres rendaient l’interaction confortable et agréable ;
– ceux qui n’arrivaient pas à cacher leur inconfort à parler de leur fortune à un inconnu ;
– ceux qui, au contraire, en racontaient plus qu’il n’était nécessaire, donnant des détails dont on pouvait se passer ;
– ceux que l’on se faisait un plaisir de servir, leur gentillesse, leur humeur, leur patience étant toujours égales.
L’ambassadeur Wong Yu Sheng faisait partie de cette dernière catégorie. C’était vraiment le client idéal ! Il avait choisi de se faire servir par Élisabeth à qui il annonçait toujours sa visite, même pour le service le plus simple. Si, malgré l’annonce de son arrivée, Élisabeth était occupée à servir un client qui avait fait une apparition imprévue, l’ambassadeur s’asseyait et attendait patiemment. Il trouvait toujours un mot aimable en réponse aux excuses d’Élisabeth pour l’avoir fait attendre. Il souriait, causait juste ce qu’il fallait pour permettre à Élisabeth de régler ses affaires sans être distraite. Il disait que les services d’Élisabeth étaient les meilleurs et que si, pour une raison quelconque, Élisabeth n’était pas à son poste un jour où il visitait la banque, il préférait revenir. Il pensait et l’exprimait que personne ne le servait avec autant d’efficacité. Pendant qu’une transaction était en cours, il échangeait avec Élisabeth quelques propos futiles, parlait souvent de cuisine et de plats chinois, avec le souci, semblait-il, de ne pas la déconcentrer et de ne pas, inutilement, lui prendre trop de temps, ce qui pourrait faire souffrir d’autres clients qui auraient besoin d’elle. L’ambassadeur avait été jusqu’à inviter Élisabeth à dîner une fois l’an pour la remercier de si bien s’occuper de lui à la banque. À cette occasion, l’ambassadeur s’était assuré de faire servir le meilleur des repas à Élisabeth : il l’avait introduit avec un canard laqué et des petites crêpes fourrées de peau de canard auxquelles on avait ajouté de la sauce hoisin et de la ciboulette. Tout ceci faisait qu’Élisabeth aimait penser à l’ambassadeur Wong Yu Sheng comme à un client-ami.
Cependant, quand elle avait arrêté de travailler à la banque, elle ne l’avait plus jamais revu. Elle ne le voyait plus qu’à la télévision si on retransmettait une manifestation à laquelle le corps diplomatique était invité, ou sur les journaux où l’on publiait parfois une photo dans laquelle il apparaissait. Elle avait ressenti un peu de peine quand elle avait dû se rendre à l’évidence que ce n’était pas des rapports d’amitié qui avaient existé entre eux, mais des rapports professionnels courtois. Elle gardait malgré tout un bon souvenir de cette relation avec l’ambassadeur taïwanais Wong Yu Sheng, ce qui n’était pas le cas pour tous ses clients.
En feuilletant un jour le journal, Élisabeth voit l’annonce d’une messe à l’église du Sacré-Cœur de Turgeau pour le très regretté Wong Yu Sheng, ambassadeur de Taïwan en Haïti pendant de nombreuses années, mort depuis déjà un mois à Taïwan. Élisabeth s’étonne de n’avoir, jamais, soupçonné la mort de Wong Yu Sheng, de n’avoir pas appris la nouvelle par la radio, et que dans son cercle d’amis et de parents, cela n’ait jamais été mentionné. Les larmes lui montent aux yeux à l’idée que son ami (oui, la mort lui donnait le droit de reprendre ce titre) Wong Yu Sheng soit apparemment mort en simple quidam.
Élisabeth tire de son sac à main son petit agenda qu’elle tient méticuleusement à jour et consulte tous les matins. Elle y cherche la date et l’heure de cette messe et est contente de constater que rien n’y figure. Elle y inscrit en lettres bien claires : à 4 heures de l’après-midi du vendredi vingt-deux août : messe pour Wong Yu Sheng – Sacré-Cœur.
Elle obtient de son bureau l’autorisation de laisser plus tôt ce jour-là. Elle apporte un tailleur noir liséré de blanc, très seyant, pour se changer et, avant de partir pour la messe, se refait un maquillage soigné grâce à sa trousse de cosmétiques qu’elle avait aussi pensé à prendre avec elle. Élisabeth est élégante, a de la classe et sourit des commentaires de ses collègues de bureau qui la voient prête à partir :
– Ayayay… Tu vas bloquer la circulation… Les gens s’arrêteront sur ton passage pour te regarder…
Arrivée devant l’église du Sacré-Cœur, elle est agréablement surprise de voir qu’il y a plein de places de parking libres. Ce n’est pas un problème de garer sa voiture contrairement aux dimanches matins. Il est plus facile de se mettre à l’avenue José-Marti et de rentrer par le transept du côté gauche de l’église où les bancs sont placés perpendiculairement à ceux de la nef principale. La porte d’entrée qui donne sur cette rue est dans le champ visuel de la nef et du transept de droite et quatre-vingt-dix pour cent des yeux de l’assemblée sont naturellement braqués sur elle. En général, très peu de gens attendant le début de la messe sont dans le recueillement qui serait de mise à ce moment-là. Leurs yeux sont fixés sur cette entrée et deviennent instinctivement observateurs, inquisiteurs, curieux. À leur décharge, il faut dire que se recueillir n’est pas facile dans une église en train de se remplir et dont les portes ouvertes laissent entrer le vacarme d’une rue haïtienne passante : klaxons, freinages, accélérations, injures, rires, bandes de carnaval pendant les premiers mois de l’année, raras pendant le carême… C’est que les bruits d’un pays tropical du tiers monde ne sont pas camouflés et contrôlés comme ceux des pays développés et éduqués. Un aéroport en Suisse dans lequel il y a un va-et-vient incessant de passagers tirant leurs bagages, cherchant leurs portes d’embarquement, faisant des achats, mangeant, se faisant des adieux ou se souhaitant la bienvenue est plus silencieux qu’une église en Haïti. Cette dernière ayant, en plus, un grand attrait pour les fous. Sans oublier que pour se rendre à l’église, les gens donnent l’impression d’avoir fait des recherches pour trouver des tenues aussi excentriques et ridicules que les chapeaux portés par les nobles de ce monde aux mariages royaux. L’architecture d’une église, avec ses bras transversaux coupant la nef principale pour lui donner la forme d’une croix, invite malheureusement le public à se distraire plus qu’à se recueillir.
Quand Élisabeth entre avec assurance au Sacré-Cœur par le transept de gauche pour la messe chantée pour le regretté Wong Yu Cheng, elle est surprise de voir une église pleine à craquer. Les nombreuses places de parking disponibles l’avaient induite en erreur et lui avait fait croire que l’église serait vide. Ce n’est qu’à la première rangée, où est installé, tout seul, un représentant du Président de la République galonné et décoré, qu’il y a encore des places assises. L’église est si remplie qu’il y a déjà des dames debout dans les allées. Tout le public est féminin, et le représentant du Président est le seul homme présent. Il ne fait pas exception à la règle et en attendant que la messe commence, il se distrait du défilé des gens arrivant par la porte se trouvant dans son champ visuel. Il remarque l’arrivée d’Élisabeth, se lève, s’approche d’elle, lui tend la main et l’invite à s’asseoir à sa gauche au premier rang. Dans cette église bondée de monde, la température, à cette heure de l’après-midi, atteint les trente-deux degrés centigrades. Les manches longues du beau tailleur noir doublé de soie d’Élisabeth font monter pour elle la température d’au moins deux degrés. Elle porte des talons à la hauteur parfaite pour donner de l’élégance à une démarche de femme, mais qui deviennent incommodants quand il faut rester debout un certain temps. Élisabeth est contente de trouver à s’asseoir et ne cherche pas à comprendre pourquoi elle est à cette place d’honneur.
À peine s’est-elle installée que l’officiant s’amène et la messe commence.
L’assistance ne semble rien connaître au rite de la cérémonie. Les voix sont rares et faibles pour répondre aux prières. Personne n’accompagne le sacristain qui s’est dévoué pour entonner les cantiques. Le public est nombreux mais plutôt silencieux. Élisabeth pense que son ami, l’ambassadeur Wong Yu Cheng, méritait des prières plus ardentes. Élisabeth se rend compte qu’elle est, par défaut, le leader de cette assemblée amassée derrière elle. Elle entend la foule se lever quelques secondes après qu’elle s’est elle-même mise debout, s’asseoir après qu’elle s’est assise et s’agenouiller après qu’elle l’a elle-même fait. Ses gestes sont faciles à suivre. Souhaitant que la foule puisse aussi suivre ses réponses à l’officiant, elle les dit d’une voix claire et forte. Au chant d’entrée, au Kyrie et au Gloria, c’est la voix d’Élisabeth que l’on entend. Cela lui donne envie de se retourner et de donner face à la foule qui pourrait peut-être, à ce moment, suivre ses lèvres pour répondre avec elle. Elle a envie de sourire quand elle voit le regard en coin d’un jeune élève qui triche, du représentant du Président de la République qui, lui aussi, est content d’avoir un guide à suivre.
Chant d’entrée, Kyrie, Gloria, première lecture, deuxième lecture, lecture de l’Évangile… et c’est le moment de l’homélie.
Le prêtre dit qu’il est touché de voir la foule venue prier pour le repos de l’âme de l’ambassadeur Wong Yu Sheng, cet homme menu mais qui avait un si grand cœur que l’on se demande si son corps suffisait à le contenir. C’est sans doute cela qui donnait cet aura à Wong Yu Sheng. Il a discrètement touché la vie de tant de femmes. Ne craignant point de salir sa réputation d’ambassadeur, il se donnait pour mission d’aller régulièrement chercher les prostituées postées aux coins des rues pour les persuader qu’elles étaient capables de gagner plus honorablement leur vie. Il les invitait à s’inscrire dans des écoles professionnelles. Il payait inscription, écolage. Il leur donnait même une allocation mensuelle leur permettant de se nourrir sans avoir à se comporter en femmes éveillant les bas instincts des hommes mais en grandes dames, prouvant ainsi que seule la misère et l’instinct de survie les avaient portées à s’humilier et à pratiquer ce métier consistant à vendre leurs charmes. L’ambassadeur Wong Yu Sheng a transformé des milliers de filles de joie en couturières, cuisinières, pâtissières, jardinières d’enfants, professeurs d’école… Certaines ont même pu se rendre à Taïwan pour parfaire leur formation.
Élisabeth est très émue par tout ce qu’elle apprend. Elle est bouleversée de découvrir le grand homme qu’était son client-ami, l’aimable Wong Yu Sheng, et les larmes lui montent aux yeux. D’admettre qu’elle ne connaissait pas plus de lui que sa gentillesse exemplaire fait monter un peu plus de larmes à ses yeux. Le regret de savoir qu’elle ne pourra jamais apprendre de la bouche même de ce bienfaiteur, qu’elle pensait connaître, tout le bien qu’il faisait, augmente son désespoir et elle pleure encore plus. L’humilité de ce monsieur, qui a touché tant de vies sans jamais en parler, l’émeut et fait jaillir encore des larmes. Assise en première rangée à côté du représentant du Président de la République, Élisabeth pleure plus que toutes ces dames à qui Wong Yu Sheng a sauvé la vie.
La messe continue. Au Credo, la voix d’Élisabeth est à peine perceptible. Elle est tremblotante et pleine de larmes. Elle reprend un peu de force au Notre Père et à l’Agnus Dei. Mais, après la conclusion, les beaux témoignages de dames très correctes montant en chaire, pour avouer qu’elles n’ont pas toujours été correctes et pour affirmer que sans le passage de Wong Yu Sheng dans leur vie elles ne seraient rien, font revenir abondamment les larmes d’Élisabeth. Elle a les yeux et le nez rouges. quand arrive la fin de la cérémonie et que le public a envie de saluer quelqu’un afin de faire savoir qu’il était là. Le représentant du Président a sans doute d’autres obligations. Il ne peut s’éterniser sur les lieux. Il ne sait pas qui est cette dame protocolaire, très affectée par la mort de Wong Yu Sheng, qu’il a invitée à s’asseoir auprès de lui, mais il a lui aussi envie de faire connaître sa présence avant de se retirer. Il se tourne donc vers sa gauche et tend la main à Élisabeth. Il garde entre ses deux mains la main droite qu’Élisabeth lui a tendu en retour et se penche en avant pour lui présenter, sur un ton très attristé, tout à fait de circonstance, les sympathies du Président de la République et les siennes. Élisabeth les reçoit. La foule a compris qu’Élisabeth est la personne qu’il faut saluer. Le représentant du Président de la République d’Haïti se retire, et Élisabeth reçoit, éplorée, plus d’un millier de baisers d’ex-prostituées.
Un sourire, presque un rire, remplace ses larmes quand son imagination fait trotter dans sa tête, épuisée par ces baisers auxquels elle ne peut échapper, les différents titres que ces dames lui attribueront après cette messe pour le repos de l’âme de Wong Yu Sheng. Certaines diront qu’elles ont salué la veuve de Wong Yu Sheng qui n’était pas une Asiatique, d’autres, une employée discrète de l’ambassade qu’elles n’avaient jamais rencontrée auparavant, d’autres encore, un membre du corps diplomatique, et la majorité pensera à une proxénète. Élisabeth ne peut, à ce moment, retenir son rire. Le représentant du Président de la République et un millier d’ex-prostituées la reconnaîtront dorénavant comme une proxénète. Élisabeth, une proxénète ! Certaines raconteront qu’il était étonnant de voir cette proxénète, encore active, pleurer autant la mort de Wong Yu Sheng qui lui a fait perdre tant d’employés, d’autres diront que c’était touchant de voir une proxénète repentie pleurant chaudement le départ de celui qui a enlevé le diable de son âme.
Élisabeth reçoit maintenant les salutations du reste de la foule avec, mêlé à ses larmes, un sourire qu’elle ne peut contenir. Ceci la fera percevoir comme une proxénète déséquilibrée, mélangeant rires et pleurs, ces pleurs qui lui jouent des tours.
Très peu de temps après, Élisabeth eut encore à enfiler son tailleur noir liseré de blanc pour se rendre, pour des raisons tout à fait différentes, à d’autres funérailles. Elle était récemment devenue la voisine d’un chroniqueur d’une radio à grande écoute en Haïti. Respectant les coutumes, ils s’étaient rendu les visites de quartier. Ils avaient sympathisé, et une amitié naissait. . Parmi les sujets abordés à la première rencontre, ce nouveau futur parent (« vwazinaj se fanmi », n’est-ce pas ?) avait parlé avec admiration de madame Martine Jasmin, sa tante. Grande et remarquable activiste féministe, cette dame passait sa vie à défendre la femme avec passion. Elle était toujours prête à intervenir en sa faveur. Elle se faisait l’avocate des filles mères auprès des papas qui ne faisaient pas face à leurs responsabilités et trouvait moyen d’obtenir d’eux un soutien, ne serait-ce que financier, pour ces enfants qu’ils avaient conçus. Elle s’emballait contre toute forme de publicité qui utilisait un corps de femme : une femme en tenue décolletée dans une publicité pour des pneus la faisait débarquer au bureau du PDG de la société pour le convaincre que les images utilisées pour vendre son produit étaient offensantes pour la femme et qu’il convenait de les changer. Même processus pour une publicité avec une femme en bikini au bord de la plage buvant une boisson rafraîchissante. Les dirigeants des grandes boîtes haïtiennes étaient arrivés à craindre ses verts sermons. La question : « Cette pub passera-t-elle le test Martine Jasmin ? » était devenue une question à laquelle s’attendaient maintenant les agents de publicité. Élisabeth s’était étonnée de n’avoir jamais auparavant entendu parler de madame Martine Jasmin. Elle était surprise de réaliser que, par contre, son mari la connaissait, vu qu’il avait, pendant cette visite, émis des opinions positives à son sujet.
Un mois plus tard, elle apprend à la radio la mort subite et inattendue de madame Martine Jasmin. Élisabeth est secouée par la nouvelle. Voilà une personne qui laisse cette terre très peu de temps après qu’Élisabeth a appris son existence. Élisabeth se sent dans l’obligation d’aller à ses funérailles à cause de son nouveau voisin et de la longue conversation qu’ils ont eue autour de madame Jasmin à leur dernière rencontre. Elle tire de son sac à main son petit agenda qu’elle tient méticuleusement à jour et consulte tous les matins. Elle y inscrit à la date et l’heure annoncée à la radio : Funérailles Martine Jasmin – Sacré-Cœur.
Au jour indiqué, Élisabeth se rend seule à ces funérailles. Son mari la remercie de le représenter pour l’occasion et la félicite de cette marque d’attention vis-à-vis d’un voisin.
Il y a beaucoup de monde à l’église mais pas la foule qu’on attendrait pour une activiste défendant la femme avec autant d’acharnement. Madame Jasmin est morte dans sa cinquantaine, assez jeune pour provoquer beaucoup de larmes. Élisabeth remarque que le public est correct mais pas plus ému qu’il ne l’aurait été pour un vieillard Le voisin d’Élisabeth est assis, bien sûr, avec sa femme, avec la famille et reçoit les salutations. Il a un port digne, mais il ne pleure pas. Ce n’est pas étonnant : les hommes ne pleurent pas aux funérailles, ne pleurent pas en général, cela dénote un manque de virilité. Élisabeth regarde aussi la mère de son voisin, sœur de la défunte. Elle non plus ne pleure pas. Le mari, monsieur Jasmin, le veuf, est stoïque. Il ne pleure pas. Les frères et sœurs, les neveux et nièces sont sérieux… ils ne pleurent pas. Élisabeth est alors prise de chagrin pour cette femme, cette féministe enterrée à sec. Elle n’a pas eu le bonheur d’avoir des enfants, et c’est la raison de ces funérailles sans larmes. Ses enfants l’auraient certainement pleurée. Et son mari n’aurait-il pas faibli si cette épouse lui avait laissé des fruits dont il serait maintenant seul responsable ? Et ces femmes qui suivent son mouvement féministe, pourquoi ne se laissent-elles pas aller à l’émotion ? Elles suivaient une idée, un leader, mais n’avaient pas d’affection pour la personne qui véhiculait cette idée ? Élisabeth est profondément chagrinée que ce défenseur de la femme soit enterré sans une larme, et cela fait couler les siennes. Elle se met à pleurer. Elle pleure les bonheurs qu’elle imagine que cette femme n’a pas connus. Elle pleure du fait que cette femme, engagée envers la cause féminine n’ait pas atteint l’épanouissement suprême de la féminité que procure la maternité. Elle pleure du fait que personne ne pleure. Maintenant, Élisabeth n’arrive plus à contenir ses larmes qui coulent à flots. Elle pleure de ne pouvoir s’arrêter de pleurer. Elle pleure de se faire remarquer dans l’assemblée. Elle pleure au point d’être remuée. Elle pleure alors de sa trop grande sensibilité qui est sans doute anormale. Elle pleure encore quand la cérémonie est finie et que le cortège familial suit le cercueil pour sortir de l’église. Elle pleure de ne pas pouvoir arrêter ses larmes. Elle pleure de se trouver bête. Elle pleure toujours quand son voisin passe à côté d’elle en défilant derrière le cercueil, et son désespoir n’échappe pas au voisin qui le lendemain appelle au téléphone pour annoncer au couple sa visite :
– Je suis venu vous remercier pour la présence d’Élisabeth aux funérailles de ma tante. Mon cher voisin, elle t’a bien représenté. Je veux aussi te présenter mes sympathies, Élisabeth. Je ne savais pas que tu étais la meilleure amie de ma tante. Tu ne me l’as pas dit quand nous parlions d’elle récemment. Je m’en suis seulement rendu compte, hier, en voyant ton chagrin aux funérailles. C’est dur de perdre une amie, et tu as droit à mes condoléances. Oui, un leader est parti. Je voudrais faire une émission de radio en son honneur. J’ai déjà contacté des membres du mouvement féminin qu’elle dirigeait. Mais ce serait intéressant d’avoir aussi le témoignage d’une de ses amies chères, une personne comme toi pour qui, visiblement, sa mort a laissé un grand vide.
Ah ! ces larmes qui lui jouent des tours ! Élisabeth a envie de rire en voyant l’expression de surprise de son mari. Il semble perdu. En toute honnêteté, elle avoue à son nouveau voisin qu’elle ne connaissait pas du tout madame Martine Jasmin et qu’il lui faudra chercher ailleurs le témoignage d’une amie :
– Oui, vois-tu, doit lui déclarer Élisabeth, j’ai les larmes faciles. Je m’excuse qu’elles t’aient induit en erreur. Je dois être honnête, je n’ai pas connu ta tante.
L’aspect inattendu de cette déclaration fait éclater de rire tout le monde.
– Mais tu étais la plus affectée aux funérailles ! lui dit le voisin.
– Ça alors ! Je dois aller raconter celle-là à ma femme qui me disait que ton chagrin lui fendait le cœur.
Le nouveau voisin ne reste pas plus longtemps. Élisabeth et son mari rient ensemble à la pensée qu’il est pressé d’aller raconter à sa femme que, sous des apparences très normales, il manque une feuille à la nouvelle voisine. Elle est un peu déséquilibrée !
*
Élisabeth avait encore enfilé son tailleur noir liseré de blanc… mais, cette fois, dans le but de se défouler. Elle venait d’apprendre une nouvelle qui lui fendait le cœur : sa mère était atteinte d’un cancer déjà métastasé. Elle vivait ses derniers jours. Élisabeth n’arrive pas à contenir sa douleur et pense que verser des larmes chaudes qui ne provoqueraient aucune question indiscrète serait sa meilleure auto-thérapie. Il lui vint à l’esprit qu’à des funérailles, elle pourrait non seulement pleurer sans retenue, mais aller, peut-être, jusqu’à crier. Elle n’arriverait certainement pas à « prendre crise », se jetant par terre, remuée par des spasmes et poussant des cris stridents. Elle avait toujours eu horreur de ce spectacle que l’on voyait souvent aux funérailles en Haïti et s’étonnait maintenant de le juger comme un bon moyen de se défouler. Elle n’irait pas à cet extrême, mais ces larmes, qui lui venaient facilement, la soulageraient. Cette fois donc, quand elle enfila son « uniforme d’enterrement », le fameux tailleur noir liseré de blanc, la date n’avait pas été inscrite auparavant dans le petit agenda qu’elle tient méticuleusement à jour et consulte tous les matins. Elle s’était plutôt fiée au dicton créole : « Wè pa wè, antèman pou katrè. » Et une heure auparavant, elle s’était rendue dans la zone du Sacré-Cœur de Turgeau, où s’alignaient plusieurs parloirs funéraires, avec l’idée d’assister à celui qui avait le plus de monde et où elle passerait donc le plus inaperçue. La tâche avait été facile, il n’y avait ce jour-là une exposition de corps qu’au parloir funéraire de l’Ange Bleu.
Elle rentre donc dans la salle climatisée où le corps est exposé et s’assied discrètement à la dernière rangée. Elle se passe de salutations à la famille. Ce n’est pas nécessaire. Elle ne connaît pas ces gens, et ces gens ne la connaissent pas. Elle est venue à ces funérailles simplement pour pleurer librement, sans choquer personne. Elle regarde le cercueil. C’est un homme pas très âgé que l’on enterre, il doit être dans la cinquantaine. Un coup d’œil vers la famille : la veuve est assise à la tête du cercueil, deux jeunes couples et une jeune fille sont auprès d’elle, leurs enfants sans aucun doute. La veuve a approché sa chaise du cercueil de façon à pouvoir se pencher vers son défunt mari pour lui caresser tendrement la tête. Les enfants, de jeunes adultes, viennent de temps en temps réconforter leur mère en lui passant la main sur le dos, en lui posant un baiser sur le front. Il est évident que c’est une famille unie.
À l’Ange Bleu, la dépouille mortelle est placée comme d’habitude au fond de la salle, bien centrée par rapport au mur qui donne face à la porte d’entrée. Des rangées de chaises sont placées perpendiculairement au cercueil, un groupe du côté de la tête du défunt, un autre groupe du côté des pieds. Ces deux groupes sont donc assis l’un en face de l’autre avec une allée laissant défiler ceux qui viennent les saluer, pour les séparer. Élisabeth est assise du côté des pieds de la dépouille mortelle, et donne ainsi face à la famille immédiate du défunt.
À cause de ses problèmes, elle est plus vulnérable qu’un autre jour à la douleur, et elle le sait. Elle ne s’étonne pas d’avoir très vite des larmes qui lui montent aux yeux face à ce triste tableau d’une famille qui perd trop tôt un être cher, un mari et un père. Elle se laisse aller et pleure sans retenue. Après tout, c’était le but de cet exercice. Mais cette femme, qui s’est assise sans saluer la famille, qui assiste à de longues salutations et qui maintenant pleure, attire bien vite l’attention des enfants du mort. Intrigués, ils la regardent avec de plus en plus d’insistance. La veuve éplorée finit aussi par la remarquer, abandonne un moment les caresses à son mari pour se pencher à l’oreille de son fils, assis à sa droite, et lui chuchoter quelque chose. Il ne fait pas de doute que c’est pour demander qui est cette pleureuse. Et maintenant le tableau rappelle ce jeu qu’Élisabeth aimait pratiquer dans son enfance et qu’on appelait « téléphone ». Il consistait à chuchoter une phrase à l’oreille d’une première personne, qui la chuchotait à une deuxième, qui la chuchotait à une troisième, et ainsi de suite jusqu’à ce que la phrase, arrivée à la dernière personne en ligne, soit dite à voix haute, inévitablement et involontairement déformée, ce qui finit par faire rire les joueurs.
Mais, à ce parloir, arrivée en fin de ligne, la phrase n’est pas dite à voix haute. Les cinq personnes se penchent en avant pour se regarder l’une l’autre, échanger des signes incompréhensibles pour ceux qui ne font pas partie du clan. Et une nouvelle phrase part du côté gauche, cette fois. C’est la jeune fille qui la dit à la femme assise à côté d’elle. Chaque nouveau récipiendaire de la phrase lance maintenant un regard hostile à Élisabeth. Si ces gens savaient, pense-t-elle, combien ils n’ont aucune raison de se méfier de moi ? Et ceci lui fait esquisser un sourire au milieu de ses larmes. Ce sourire sur le visage d’Élisabeth arrive au moment même où cette phrase est chuchotée à l’oreille du fils assis à côté de la veuve. Il l’a vu et lance un regard indigné à Élisabeth. Celle-ci comprend que sa présence dans ce lieu n’est pas bienvenue Mais, le chagrin de cette famille lui fait sentir que chacun a ses problèmes, ses soucis, ses tourments, et cela lui remonte un peu le moral. C’est drôle que l’être humain prend courage en voyant le malheur de l’autre. Malgré l’inconfort que crée sa présence, Élisabeth ne veut pas s ‘en aller. Elle pleure. C’est inoffensif.
Vient le moment des discours avant la fermeture du cercueil et la levée du corps. Une fille se lève et dit combien elle a eu un père aimant et sa mère, un époux exemplaire. Ce monsieur a donc deux filles et un fils, un gendre et une bru. Leur chagrin émeut Élisabeth. Elle pleure, et ses pleurs exaspèrent cette famille. Une femme, accompagnée d’un guitariste, se place maintenant devant le cercueil. Elle dit qu’à la demande de l’épouse éplorée, elle va chanter ce chant que son mari défunt, qu’elle n’oubliera jamais, lui a chanté toute la vie. Avec une voix merveilleuse elle entonne :
Après toi je n’aurai plus d’amour
Après toi mon cœur sera fermé pour toujours
Ici-bas rien ne m’attire que ton sourire
Ici-bas rien ne m’émeut que tes grands yeux si bleus
Tout en moi t’appartient sans retour
Après toi je n’aurai plus d’amour.
C’est beau ! C’est magnifique ! Élisabeth savait entendre ce tango interprété par Tino Rossi, mais n’avait jamais pris la peine d’écouter attentivement les paroles. Elle est touchée par ces belles paroles, ce témoignage d’amour, cette voix si pure, l’amour profond qui a visiblement existé dans ce couple, et un sanglot bruyant lui sort de la gorge pendant que ses épaules tremblent. Elle a l’air plus remuée que la veuve, les filles, le fils, le gendre, la bru qui maintenant ne semblent pas capables de faire autre chose que de regarder ce spectacle ahurissant. Toute la famille la regarde, fâchée. Le fils aîné se lève, se tient très droit comme pour se donner de l’assurance et va à la rencontre d’Élisabeth à qui il dit posément à voix basse :
– Madame, vraiment, vous n’avez pas votre place ici.
Il lui prend le bras, l’aide à se lever de sa chaise et l’accompagne à la porte. L’assistance, interloquée, regarde la scène. Élisabeth ne se défend pas, se laisse guider vers la sortie, incapable de marcher droit, sa vue troublée par des larmes abondantes. Elle était venue se défouler, mais, maintenant, à son chagrin qu’elle était venue noyer, s’est ajoutée une nouvelle peine.
Élisabeth pleure d’avoir inutilement causé du chagrin à toute une famille.
Elle pleure d’avoir entaché la réputation de mari fidèle de ce monsieur qu’elle ne connaît pas.
Elle pleure de ne jamais pouvoir effacer la déception et les doutes qu’elle a sans raison apportés aujourd’hui à toute une famille.
Elle pleure d’avoir fait mal, très mal.
Cette fois, ses larmes n’ont pas fait naître un sourire chez Élisabeth. Elles lui ont mis une boule dans la gorge. Loin de l’avoir libérée, elles lui ont donné un sentiment de culpabilité au goût amer.
Ah ! les larmes d’Élisabeth lui ont joué bien des tours !
Elles sont venues spontanément quand elles l’ont fait passer pour une proxénète déséquilibrée ; c’était drôle.
Quand elles ont fait croire qu’elle était la meilleure amie d’une activiste féministe qu’elle ne connaissait pas, c’était amusant.
Quand elle a cherché à en verser pour se défouler, elles lui ont donné un profond remords ; cela fait mal.